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En sortant de l’étable où venait de naître un veau que sa mère s’était empressée de lécher, Ahotep inspecta des terrains que leurs propriétaires avaient laissés plusieurs années à l’abandon. Sous l’impulsion de la reine, dont les initiatives étaient prolongées par Héray, l’élevage se développait tandis que des porteurs d’eau venaient régulièrement irriguer les jardins. Grâce au limon déposé par le Nil lors de sa crue, les paysans fertilisaient les sols et obtenaient de superbes récoltes.
Ahotep veillait aussi à l’entretien des digues et à la mise en service de nouveaux bassins de retenue, de sorte que la province thébaine, même lors de la saison sèche, ne manquât point d’eau.
— Tout est prêt, Majesté, lui annonça Héray.
Comme les vignerons avaient bien travaillé et que la qualité des crus s’annonçait excellente, Ahotep avait décidé de célébrer une fête en pleine campagne et en présence des notables. Bien que la menace hyksos fût lancinante, chacun apprécia ce moment arraché à l’angoisse, et l’on goûta sans retenue le vin nouveau. Qu’il était exaltant de remercier le dieu du pressoir, d’échanger des propos futiles et de croire en l’avenir, ne fut-ce qu’un instant !
L’intendant Qaris demanda le silence.
— Beaucoup s’étonnent de ne pas voir ici Sa Majesté Téti la Petite. Notre souveraine est de tout cœur avec nous, mais sa santé fragile ne l’autorise pas à sortir du palais. Elle m’a chargé de vous annoncer qu’elle renonçait officiellement à sa tâche et que sa fille Ahotep assumait désormais la totalité des devoirs d’une reine d’Égypte.
Des acclamations saluèrent cette nouvelle.
Un notable prit la parole.
— Nous nous félicitons de ce choix, mais qu’en pensera le pharaon Apophis ?
— Dans la lettre officielle qui vient de lui être adressée, sa très respectueuse servante Ahotep sollicite son approbation et le prie de continuer à protéger sa bonne ville de Thèbes.
Membre du parti des collaborateurs, le notable sourit d’aise.
De nombreux paysans, en revanche, déplorèrent cette attitude. La jeune femme souffrait de ne pouvoir leur dire la vérité, mais il fallait que la population thébaine fût persuadée que sa nouvelle reine avait définitivement renoncé à combattre les Hyksos.
Quant à ceux qui se révoltaient, ils étaient contactés par Héray et ses agents. Après une période de probation, on leur suggérait d’annoncer haut et fort qu’ils quittaient Thèbes la misérable pour tenter leur chance ailleurs.
Et ils rejoignaient la base secrète de la rive ouest, où un entraînement impitoyable les soumettait à rude épreuve.
C’est avec tristesse que les fêtards se dispersèrent.
— Patience, Majesté, suggéra Qaris à la reine, dont il percevait la frustration.
— L’autre lettre est-elle partie ?
— Elle a été remise à la douane de Coptos, qui la fera parvenir à l’empereur. Comme d’habitude j’ai imité l’écriture du défunt ministre de l’Agriculture et j’ai apposé son sceau. Le traître informe Apophis qu’à l’image de votre mère vous êtes une reine de pacotille et une survivance folklorique qui amuse le bon peuple. Étant donné votre jeunesse, votre inexpérience, votre amour dès enfants et votre manque d’intérêt pour la chose publique, il n’y a strictement rien à redouter de vous.
Si Apophis avait su rire, il ne s’en serait pas privé. Une femme… Thèbes avait choisi une femme et, qui plus est, une gamine pour la gouverner ! Mais qu’y avait-il donc à gouverner ? Un ramassis de pouilleux morts de peur à l’idée de voir survenir l’armée hyksos. Comme ils seraient surpris quand déferleraient sur eux les guerriers nubiens !
Pour l’heure, Apophis se moquait bien de la ridicule cité de Thèbes. Seul l’éventuel affrontement avec la Crète occupait ses pensées. S’il frappait, le coup devait être décisif. Il prouverait à tous ses sujets présents et futurs que nul ne pouvait contester son autorité. Aussi avait-il fait disposer trois lignes de bateaux au large de la grande île : d’abord, ceux où se trouvaient des archers d’élite et des frondes géantes ; ensuite, les transports de fantassins ; enfin, les cargos de l’intendance. D’après les estimations de Jannas, les soldats hyksos étaient cinq fois plus nombreux que les Crétois.
Pourtant, l’empereur se montrait moins optimiste que Khamoudi. La bataille serait farouche et, après le débarquement, il faudrait s’emparer d’une capitale crétoise bien fortifiée. Aussi Apophis préparait-il déjà une deuxième vague d’assaut qu’il commanderait personnellement.
De l’île des révoltés, il ne resterait rien.
Pas un humain, pas un animal, pas un arbre.
— Te voilà enfin, Khamoudi ! Alors ?
— L’amiral Jannas a transmis vos exigences aux Crétois. Ils ont demandé à négocier, il a bien entendu refusé en leur accordant vingt-quatre heures pour répondre.
— Jannas est parfois trop conciliant, estima l’empereur. La seconde vague d’assaut est-elle prête à partir ?
— Elle est à vos ordres, Majesté.
L’Afghan demeurait sceptique.
— D’après un message en provenance d’Avaris, la quasi-totalité des bateaux de guerre s’apprêterait à quitter le port.
— Pour quelle destination ? demanda le Moustachu, intrigué.
— Selon la rumeur, les Hyksos auraient l’intention d’envahir la Crète.
— Ça ne tient pas debout ! La grande île est leur alliée.
— Notre informateur précise que l’empereur lui-même prendrait la tête de l’expédition.
— Il est sûr, ton bonhomme ?
— Tu le connais mieux que moi : c’est l’un des magasiniers de l’arsenal d’Avaris que tu as recruté toi-même. Il risque sa vie et celle de son messager en nous communiquant ce genre d’information.
Le Moustachu croqua un oignon Irais.
— Qui va régner sur l’Égypte pendant l’absence de l’empereur ?
— Probablement son fidèle Khamoudi.
— Et si on tentait de le supprimer ? Lui disparu, on provoquerait un soulèvement de la paysannerie du Delta !
— Belle perspective, je te le concède… Mais c’est trop beau pour être vrai, tu ne crois pas ? À supposer que l’empereur soit vraiment absent, il n’aura pas laissé sa capitale sans protection. Un superbe piège, non ?
Le Moustachu en aurait pleuré, mais il devait se rendre à l’évidence. Ce n’était pas une poignée de résistants qui pouvait s’emparer d’Avaris.
Suspendue au bras de sa fille, Téti la Petite était ravie de visiter sa ville. Elle fut étonnée par la propreté des rues et la quantité de beaux légumes exposés sur le marché. Chacun fut heureux de revoir la reine mère qui prit grand plaisir à converser avec les uns et les autres avant d’admirer les ustensiles de cuisine que fabriquaient des ateliers rouverts depuis peu. Après avoir malaxé de l’argile trempée dans de l’eau, les artisans faisaient sécher la pâte au soleil et la cuisaient à basse température. Ils façonnaient des écuelles, des vases et des coupes qu’ils recouvraient d’un enduit les rendant imperméables.
La vieille dame s’intéressa aussi aux simples corbeilles tressées avec des joncs flexibles se prêtant aux courbures, colorés en rouge, en bleu ou en jaune. Celles destinées à contenir des objets lourds voyaient leur fond renforcé avec deux barres de bois disposées en croix.
— Si cette corbeille rouge vous plaît, Majesté, dit l’un des artisans à la reine mère, permettez-moi de vous l’offrir.
— En échange, tu recevras un pot d’onguent.
Téti la Petite n’ouvrit son cadeau qu’au palais.
Par bonheur, la corbeille était vide. Selon le code convenu avec Séqen et Héray, cela signifiait que la sécurité de la base secrète était parfaitement assurée et qu’aucun collaborateur ne représentait un danger immédiat. Dans le cas contraire, un petit papyrus aurait informé la reine mère et Ahotep des dispositions à prendre.
— Ce midi, déclara Téti la Petite, je boirai un peu de vin blanc. Cette promenade m’a revigorée.